Dans l’ouvrage Que veulent les images, les vies et les amours des images 1. W.J.T. Mitchell Que veulent les images? Une critique de la culture visuelle (2005), Dijon: Les presses du réel, 2014, l’historien de l’art W.J.T. Mitchell affirme que les images sont comme des «organismes vivants» 2. Ibid., p. 32 et qu’elles ont elles aussi, des désirs. Accrochées aux murs, installées dans des musées, elles appellent notre regard. Si l’idée d’une image vivante a toujours été attribuée à une «pensée sauvage» non moderne comme celle des animistes, W.J.T. Mitchell souhaite montrer que les images sont toujours aussi vivantes aux yeux de nous, les modernes 3. Le terme «Moderne» a d’abord été employé par Bruno Latour pour désigner celles et ceux qui séparent les humains des non-humains, la magie des sciences, la nature de la culture. Selon Bruno Latour, malgré ces séparations qui ont fondé les sciences modernes, notre monde ne divise pas de manière aussi franche, et est fait d’hybrides. Voir Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Paris: Éditions La Découverte, 1991.

Les œuvres d’Alicia Zaton sont imprégnées de désirs et d’émotions, elles frôlent l’animisme. Co-fondatrice du DOC et ancienne élève de l’école nationale supérieure d’Arts de Paris / Cergy, Alicia Zaton est attachée aux pratiques rituelles de sa famille polonaise et au monde médiéval. Elle les fait revivre à travers des photographies, des vidéos et des sculptures qui appellent à repenser notre rapport aux choses.

Commençons par Portret Rodzinny (2014) une photographie où des outils agricoles sont plantés tête vers le ciel dans un pré. Alignés les uns à côté des autres devant un horizon dégagé, ils sont comme les membres d’une famille qui posent pour une photographie. Quelques années plus tard, ce sont des aliments qui sont recueillis dans de larges bocaux en verre soufflés (Rodzina, 2017): cerises, poivrons, cornichons, fleurs, baignent dans une solution d’alcool de vinaigre et de sel. Au fur et à mesure, leurs corps se mélangent, ils «font famille» 4. Cette expression est issue du livre de Donna Haraway, Staying With the Trouble: Making Kin in the Chthulucene, Londres: Duke University Press, 2016 . «Faire famille» (‘Making Kin’) est une manière de créer des liens au delà des séparations d’espèces.

Dans ces œuvres, outils et aliments sont donc personnifiés: ils évoquent des personnes humaines. Il faut même aller un peu plus loin que cela: pour Alicia Zaton, ils portent en eux des traces humaines. Parce que ces outils sont au quotidien utilisés, touchés, érodés par des humains, ils en gardent l’emprunte. L’outil n’est pas simplement un métal froid séparé de l’humain, sa matière est imprégnée de peau humaine, sa forme est aussi le résultat de l’action de son utilisateur. C’est cette part qu’Alicia Zaton entend intensifier par le biais de la personnification.

Est-on pour autant face à une forme animiste? L’animisme est une croyance qui postule l’existence d’âmes (anima) dans les choses. Au lieu que l’humain (ou les êtres vivants – selon les doctrines) soit le seul détenteur d’une âme, l’animisme étend cette qualité à toute chose, même inorganique. Aujourd’hui, beaucoup d’anthropologues débattent sur le caractère symbolique de l’animisme 5. Un bon résumé de ces débats se trouve dans le texte de Nicolas Peterson, ‘Is the Aboriginal Landscape Sentient? Animism, the New Animism and the Warlpiri’, Oceania; Jul 2011; 81, 2. Les tribus australiennes perçoivent-elles vraiment une montagne comme ayant une âme, ou souhaitent-elles que symboliquement, on leur reconnaisse une âme afin de les préserver?

Avoir une âme, c’est démontrer une sensibilité à ce qui nous entoure. Sensations de chaud, de froid pour la sensibilité objective, et sensation de plaisir ou de peine pour la sensibilité subjective. Nombre de travaux d’Alicia Zaton montrent la sensibilité subjective d’un objet: avec Tesknie (2018) des moulages de bocaux en béton sont creusés, érodés. Tesknie se traduit par tu me manques: ces trous sont donc la marque d’un vide, des cornichons qui n’étaient plus dans les bocaux et que l’objet appelle.

Les croyances païennes sont imprégnées d’animisme; c’est ainsi que des pouvoirs sont conférés à des plantes, des minéraux, des objets. Dans la photographie Czarcie Zebro (2019) un plan resserré sur un sac rempli de plantes séchées évoque un rituel de la grand-mère de l’artiste: il s’agit de désenvouter des personnes en se rinçant le visage avec la plante infusée. Un petit texte explique qu’une fois le mal expulsé dans l’eau, il faut «insulter le liquide et cracher trois fois dedans». L’eau colorée aurait donc elle aussi, une âme qui aurait circulé depuis le corps de l’ensorcelé vers l’eau.

Pour Alicia Zaton, l’âme est aussi l’ossature d’une sculpture. Ainsi elle nomme Dusza (âme) une large structure en bois de charpente brûlée. Ce geste évoque les pratiques des sculpteurs qui nomment «âme» la structure massive à l’intérieur d’une figure où l’armature de fer destinée à soutenir les parties délicates d’une statue. La seule paroi restante de Dusza est une photographie d’archive familiale pétrifiée dans une plaque de cire paraffine, comme si elle avait été préservée des flammes.

D’autres photographies de familles sont présentées dans des cadres inhabituels, comme Sciera (2017) où une femme étreint puissamment une autre, le visage tendu, comme au bord des larmes. L’image est encadrée par un chiffon bleu usagé, usé par les années. L’œuvre allie ainsi la présence d’une des femmes (le chiffon usé), et sa représentation (l’image de cette femme).

Dans Where is Love? (2019), une sculpture de verre soufflé en forme d’œil est cernée de coulures noires, comme des larmes. Un même mouvement animé apparaît dans IKON (2017) et Alliage (2019). Des impressions tirées de peintures du Moyen-Âge sont collées sous des formes de gouttes en verre soufflé. Les images sont recouvertes de coulures en bitume qui les cachent partiellement. Tout se passe comme si les gouttes n’étaient pas juste représentées mais présentes, et qu’elles se déversaient réellement sur l’image. Ces pièces rappellent les ex-votos du Moyen-Âge et les controverses sur l’icône: une image a-t-elle un pouvoir d’agir? Peut-elle guérir ou maudire? Alicia Zaton connait bien ces questions: depuis plusieurs années elle travaille dans une librairie spécialisée en manuscrits médiévaux. À cette époque, les images n’étaient pas des objets inertes, elles pouvaient être le véhicule d’actions.

Les chosent peuvent-elles sortir de leur statut d’objet et avoir une âme? Le sont-elles de manière symbolique, ou bien ont-elles en elles-mêmes des propriétés actives, vitales? Le travail d’Alicia Zaton appelle ces questions: en circulant dans des champs médiévistes, rituels, et animistes, elle propose de retrouver une présence dans les choses, qu’elle soit symbolique, ou agissante.